Afin de prolonger encore l’hommage rendu cette année par la Commune à Alfred RENAUDIN, évoquons la mémoire de son « cousin » par alliance, Monsieur René VEILLON, qui a marqué l’histoire contemporaine de notre village en assumant la charge de premier magistrat, de manière parfois controversée, et qui fut le maître d’œuvre de la fondation de la Société Cotonnière Lorraine au tournant du 20ème siècle. Ses talents cachés d’artiste-peintre ne sont pas non plus à négliger.
C’est à Mortagne-au-Perche dans l’Orne, bien loin de la Lorraine et de notre Val, qu’il faut se diriger pour découvrir les racines de René VEILLON. René, Marie, Joseph VEILLON naît le 29 février 1864 à 9 heures du matin au domicile familial rue de l’Hospice. Il est le premier enfant d’Alphonse Emile VEILLON (1838-1905) et de son épouse, née Célestine JOUBERT.
Photo carte professionnelle
d’Alphonse VEILLON datant de 1890.
Son père, Alphonse VEILLON, est le fils d’un jardinier, qui, après de brillantes études, enseigne au collège de la même bourgade. En 1862, il a fait un « beau » mariage en épousant la veuve de de Monsieur Louis RENARD, prospère exploitant de Colonnard-le-Buisson. Il devient le jeune beau-père de Mary RENARD, orphelin de père. Le 29 juillet 1865, le couple aura également la joie d’accueillir la naissance d’une petite Alice.
La famille s’installe 50, rue aux Sieurs à Alençon et reprend un fonds de commerce d’une « Librairie Classique, Littéraire et Religieuse ». Outre les livres, les produits à vendre sont divers et variés : gravures, papiers timbrés, cartes routières, fournitures de bureau, … En 1873, lors de l’Exposition industrielle d’Alençon, Alphonse VEILLON est récompensé d’une médaille d’argent. En effet, il y montre des « Tableaux photographiques », c’est-à-dire des compositions photographiques visant à rivaliser avec la peinture. Toutefois, ces images aux tons fondus si elles relèvent bien du courant « pictorialiste » n’ont rien des tics de celui-ci. Ni poses apprêtées, ni clair-obscur « m’as-tu vu » chez VEILLON mais des vues nettes et précises qui peuvent aussi constituer de véritables aide-mémoires. En 1876, il a l’infinie d’être nommé professeur de « Dessin d’imitation » au lycée d’Alençon, puis à l’Ecole Normale, où il aura même comme élève le philosophe Alain ! En 1878, il ouvre 17 rue du Château un atelier de « peintre photographe ». En 1881, il se classera même hors-concours de l’Exposition industrielle d’Alençon.
Concours de chapeaux vers 1884 :
Mary RENARD, Paul CAÏN,
René VEILLON et son père Alphonse VEILLON
René VEILLON en balayeur
devant un décor peint
de photographe, vers 1885.
Si le père s’est finalement accompli dans son métier de photographe en rêvant d’être peintre, le fils, René, s’est révélé un très bon peintre amateur. Plutôt poète, il n’a peut-être pas su opposer assez de tempérament pour défendre son réel talent contre l’influence de son demi-frère, Mary RENARD, un grand artiste-peintre de la région mancelle, et les aspirations bourgeoises de son épouse, Julia. Très tôt, il expose aux salons de Caen (dès 1883) et participe plusieurs fois au Salon des Artistes Français entre 1886 et 1888. Avec Bord de Sarthe à Saint-Cénéri-le-Gérei, sa carrière artistique abandonnée à contrecœur est récompensée par le prix Brizard décerné par l’Institut de France. La toile sera immédiatement acquise par la ville d’Alençon au profit du Musée des Beaux-Arts.
Plusieurs silhouettes dont celles de René et
Alphonse VEILLON peintes avec cette
technique particulière de l’ombre.
En 1885, il immortalise sur toile, Le Pré des Demoiselles Moisy à Saint-Cénéri. Il demeure et reste fidèle à la tradition non écrite des « peintres citoyens » si forte dans la région mancelle. C’est ainsi que 66 portraits, dont ceux de René et Alphonse VEILLON, ont été peints à la lueur d’une bougie grâce à la technique de l’ombre entre 1885 et 1908. Ils représentent des peintres, des gens du village ou encore des clients de passage comme le furent le temps d’un été les Veillon, à l’auberge Moisy.
Après des études primaires, René VEILLON, à la tête d’ange et aux yeux bleus, entre comme élève interne au lycée de Caen le 2 octobre 1882 où il suivit pendant deux années les classes de mathématiques spéciales. Il devient bachelier Es-Sciences et Philosophie. Son proviseur fait de lui un portrait élogieux à sa sortie en 1884 : « nous certifions que ce jeune homme qui a été cette année, admissible à l’Ecole Polytechnique, s’est toujours distingué par son intelligence, son excellente tenue et son application à l’étude ; il a, en outre, fait preuve de dispositions artistiques remarquables ». Cette lettre de recommandation lui permet de prendre part à la deuxième session du concours pour l’admission à l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Admis, avec une moyenne de 11,4, il fait donc son entrée pendant trois années dans cette grande école prestigieuse pour en sortir ingénieur.
Bord de Sarthe à Saint-Cénéri-le-Gérei,
Musée des Beaux-Arts d’Alençon
Projet de triptyque destiné à la décoration de la salle des Fêtes de la mairie
de Saint-Cénéri-le-Gérei, aquarelle de René VEILLON datant de 1890.
A droite debout Monsieur René VEILLON ,
assise Julia CLOUET sa femme.
Au centre debout Marguerite ZELLER
(épouse d’Alfred RENAUDIN),
assise Marguerite ZELLER sa mère.
A gauche debout ???, et
assis Monsieur Jules ZELLER.
Monsieur René VEILLON assis de profil
et sa femme Julia, derrière.
Au premier rang, le troisième en partant
de la droite Monsieur René VEILLON
et le quatrième Monsieur Jules ZELLER.
Les autres personnes me sont totalement
inconnues. Je pense que ce sont les personnes
qui travaillaient à l’usine.
Au bout d’une première année, voici l’annotation qui est déposée par ses professeurs, a contrario de ce qui avait été précédemment écrit: « Travail irrégulier – un peu fantaisiste. Irrégularité fâcheuse. Conduite assez irrégulière. Avec de l’ordre, du soin, de l’assiduité, peut devenir un bon élève. ». Avec une moyenne du classement général de 14,10, il termine 81ème sur 229 élèves, ce qui n’est tout de même pas si mal et est donc admis en deuxième année. Elle est marquée par une moyenne en progression puisqu’il obtient 14,87 et un classement de 45ème sur 217 élèves pour son passage en troisième et dernière année. Au terme de sa seconde année, la remarque est toute aussi bonne que celle de la première année : « travail convenable. Conduite, assez bien. Trop d’absences non justifiées. ». Le concours final le classe honorablement à la 44ème place sur 186 élèves et lui permet ainsi de décrocher le fameux sésame en 1887 à l’âge de 23 ans. A sa réception du diplôme d’Ingénieur des Arts et Manufactures le 4 décembre 1887, VEILLON indique qu’il n’a pour le moment aucune place industrielle.
L’année suivante, en 1888, au cours du premier semestre, aux établissements Bechmann de Val-et-Châtillon, les travaux des ateliers de teinturerie et d’apprêts en vue de l’activité velours prennent fin. La responsabilité de cette nouvelle unité est confiée à un jeune homme … René VEILLON. C’est à cette date qu’il posera définitivement ses valises en Lorraine, dans sa commune d’adoption. En 1893, la fabrication du velours devient le fleuron de l’industrie locale.
Le 25 janvier 1893, René VEILLON épouse à Petitmont Mlle Julia CLOUET de huit ans sa cadette. Elle est la nièce par alliance de Jules ZELLER, directeur de l’usine Bechmann. Ce dernier est également son tuteur légal puisqu’elle est orpheline. Le couple n’aura pas de descendance ce qui explique sans doute toute leur implication pour les enfants des ouvriers des usines à travers le patronage.
En 1894, de nombreux faits politiques vont provoquer la division des habitants de la commune comme bon nombre de Français. En mars se développe un sentiment de retour vers le cléricalisme. C’est est un positionnement idéologique qui prône la prédominance des idées religieuses et du clergé dans la vie publique et politique. Il s’oppose radicalement à la laïcité. Ces idées sont entre autre relayés par le Maire, M. le Baron de Klopstein, et ses conseillers, au sein même de la population. C’est ainsi que Messieurs Isay et Bechmann ne sont pas épargnés en raison de leur appartenance à la religion juive. L’affaire Dreyfus alimentera également de plus chez René VEILLON sa position en faveur du cléricalisme et de surcroît son profond antisémitisme. Le 3 mai 1896 eurent lieu les élections municipales qui virent entrer au sein du conseil René VEILLON. Le 17 mai, suivant, à la surprise générale, il est élu maire de la commune à l’âge de 32 ans. Il met fin à un « règne » ininterrompu de père en fils des membres de la famille de Klopstein à la tête de la localité depuis 1829 !
A la rentrée scolaire de 1898, il est question de nommer des institutrices laïques en lieu et place des sœurs congrégationnistes. Animé par de profondes convictions religieuses, René VEILLON va engager un véritable bras de fer avec le ministère de l’Instruction Publique. Il réclame au ministre que soit maintenu l’ancien système mais une institutrice laïque est tout de même nommée et parvient à se loger pour la rentrée en dépit des réticences de René VEILLON. Il va tenter de rallier à ses positions l’ensemble de sa municipalité et par elle la population villageoise. Malgré tous ses efforts afin de maintenir les sœurs dans leurs fonctions et s’opposer aux enseignants laïcs. Rien n’y fera. Les élections de 1900 reconduiront à ses fonctions René VEILLON.
Toujours dans le cadre de l’affaire DREYFUS qui reprend à la fin du 19ème siècle, René VEILLON, comme un certain nombre de membres de l’usine « Bechmann et Cie », démissionne en 1900. Il formule la volonté de créer dans le village une usine textile. Pendant près d’une année, il va chercher cà et là les fonds qui permettront d’assurer la viabilité de son projet. Il fonde « la Société Cotonnière Lorraine » le 15 juin 1901 en déposant les statuts de l’entreprise chez Maître Zimmermann à Cirey-sur-Vezouze. Il trouve des subsides auprès de particuliers, d’industriels, mais aussi par le biais des familles de Klopstein et d’Hausen de Blâmont. Dans les plans initiés sont prévus une filature, un tissage et une teinturerie. VEILLON a surtout la volonté de développer la fabrication spéciale en cotons teints inexistante en Lorraine.
Maison devenue ensuite Fondation Veillon
Les travaux de construction début en été. Le 15 septembre 1901, a lieu la cérémonie de la pose de la première pierre en présence d’une grande partie des villageois de la commune mais également du clergé de la paroisse. Dans cette première pierre scellée sont déposés trois parchemins contenant la composition du conseil d’administration et de la liste des actionnaires, l’allocution prononcé le jour même par René VEILLON ainsi que trois pièces de monnaie et trois médailles religieuses. L’abbé Charles DEVIOT, curé de la paroisse bénit ladite pierre.
La construction des usines s’accompagnent de celle des cités ouvrières situées rue Morval, au Bajeu ou encore sur la route de Cirey entre août 1901 et novembre 1902 devant accueillir les 300 ouvriers à venir. En 1902, Monsieur VEILLON achète à la commune une parcelle au lieu-dit « Vala » et y fait construire à ses frais une maison cossue qui deviendra la Fondation Veillon à partir de 1928.
Fin mai 1903, le maire est suspendu de ses fonctions de premier magistrat pour motif d’avoir transmis à un évêque l’expression de ses sentiments de respect et de sympathie. Ce n’est pas un cas isolé en cette période anticléricale du début du 20ème siècle. Le 21 juin, VEILLON est même révoqué de ses fonctions de maire par décret du président de la République. Mais il parviendra à jouer de son influence sur ses conseillers. En août, ils procèdent à l’élection d’un nouveau maire. René VEILLON est désigné par ses pairs mais ne peut être légalement éligible. C’est donc le Baron Jean de Klopstein qui endosse la charge municipale. Le 8 mai 1904, René VEILLON retrouve son poste de maire. A peine en place, il se heurte très rapidement aux instituteurs laïcs et leur inspecteur qui souhaitent le retrait des crucifix des salles de classe. Il jouera au jeu du chat et de la souris avec l’inspecteur de Lunéville, dont il décline les invitations, concernant l’enlèvement des emblèmes religieux. Sa réaction est immédiate et en passant dans les classes, il déclare aux élèves :
« Enfants, lorsque vous rentrerez dans vos classes en octobre prochain, levez les yeux, vous n’apercevrez plus le Christ, sous le regard duquel vos pères, vos mères, vos frères, vos sœurs ont été élevés. Vous avez pu le conserver à cette heure et vous êtes la seule école du département où il soit encore là. M. le baron de Klopstein, il y a deux ans, s’était fait un honneur de le remettre à la place qu’on lui avait enlevée, et qu’on a respectée jusqu’à présent. Ce n’est pas moi qui l’expulserai mais si vous ne trouvez plus le Christ, ce noble et saint emblème sous vos yeux, saluez-le aujourd’hui avec respect et emportez dans vos petits cœurs vaillants son souvenir entouré de fidélité et de vénération. »
Le bras de fer continue car le maire souhaite conserver la garderie, dirigée par des religieuses. A la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, le couple VEILLON accueille dans le parc de leur habitation la Grotte Notre Dame de Lourdes, qui se trouvait auparavant dans la cour de l’école. Le départ des religieuses en 1907 provoque de nouveau des remous entre le maire et le préfet concernant la location du presbytère jugé trop faible. C’est le préfet qui en déterminera le prix en mai de la même année. En mai 1907, René VEILLON est réélu pour la 4ème fois à son poste de maire ; de même qu’en mai 1912 pour un 5ème mandat.
A l’heure où éclate la 1ère guerre mondiale en 1914, Le 14 août a lieu "la bataille de Badonviller". Les Allemands reculent, traversant Val et Petitmont. Le 15 août au matin, des éclaireurs français descendent de Petitmont et sont surpris par des Allemands dissimulés dans une tranchée : 14 officiers et plus de 200 soldats français trouvent la mort. Ils sont inhumés le lendemain. Quelques-uns furent enterrés dans le cimetière de Val, par les soins de René VEILLON, au prix de grands risques. Le même jour, à 13 h, les troupes françaises traversent Val et se dirigent vers Morhange et Sarrebourg où s’est replié l’ennemi. Le 23 novembre, les villageois quittent la commune. Les hommes non mobilisés comme le maire et le secrétaire de mairie seront pour la plupart emprisonnés à Rastatt en Allemagne d’où ils n’en reviendront qu’à la fin de la guerre, très diminués physiquement. C’est à cette époque que René VEILLON peindra 3 tableaux de sa captivité.
A la fin de la guerre, la reconstruction est en marche après les dégâts laissés par l’ennemi. En décembre 1919, René VEILLON retrouve son fauteuil de premier magistrat. Début janvier 1920, il est parrain de la moyenne cloche, qui donne le sol dièse et qui se nomme « Marguerite Marie ». Sa marraine est Mme ZELLER.
Trois mois plus tard, le 18 avril 1920, à son domicile, il décède des suites de sa longue incarcération. Quelques jours précédant son ultime départ, le 12 avril 1920, il a dicté à Maître ZIMMERMANN de Cirey son testament alors qu’il est encore sain d’esprit. Monsieur Frédéric d’Hausen rend hommage par ces quelques mots :
« Monsieur VEILLON vient de nous être prématurément enlevé. Sa santé, atteinte par les brutalités allemandes et les souffrances de la captivité, en était restée ébranlée à un point que son courage et sa résignation ne laissaient pas soupçonner. Il laisse à tous la mémoire d’un homme de bien et de devoir, de devoir social aussi bien que de devoir professionnel. Excellent ingénieur et organisateur, il avait réussi de préparer dans nos usines de Val-et-Châtillon un instrument de production de premier ordre que l’occupation allemande a complètement détruit. Monsieur VEILLON s’est vaillamment remis à l’œuvre de reconstruction si laborieuse, y consacrant ses dernières forces avec un courage et une ténacité qui appelle notre hommage ému et sincère. »
L’année suivante, Mme VEILLON reçoit le diplôme et la croix de Chevalier de la Légion d’honneur accordés à son époux à titre posthume. Sa veuve quitte la commune pour s’installer à Nancy. Elle cède gracieusement à la Société Cotonnière de Lorraine l’immeuble où elle vécut. Elle décède à Nancy en 1944.
En à peine un quart de siècle, les Veillon auront assurément marqué l’histoire du Val. Leur mémoire reste intacte. Ils sont tous les deux inhumés à l’entrée du cimetière du haut de la commune. Une anecdote raconte que chaque année, au moment de la Toussaint, un vieil homme vient fleurir la tombe en remerciements des bienfaits qu’ont prodigués le couple.
Sources :
- « Val-et-Châtillon, son passé, ses gens », « Histoire de l’industrie textile dans la vallée de la Haute Vezouze, les anciens Etablissements Bechmann et la Société Cotonnière de Lorraine » de Roger CORNIBE
- Saint-Cénéri-le-Gérei, Barbizon des Alpes Mancelles, éditions BVR de Benoît NOËL
- Association des Amis de Saint-Cénéri-le-Gérei et ses environs : http://amisdesaintceneri.com/
- Madame Elisabeth THOMAS pour les tableaux peints par René VEILLON en captivité et des photos de famille.
- Monsieur Rémi GERARD pour les cartes postales anciennes
- Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon pour le prêt du crédit photographique du tableau Bord de Sarthe à Saint-Cénéri-le-Gérei: http://www.paysdalencontourisme.com/musee-beaux-arts-dentelle-alencon_784_fr.html
Olivier BENA